CHAPITRE XXVI
« JE L’AI toujours su, disait Jana d’une voix atone. Tout s’est passé exactement comme lors de ma première infection. Je suis revenue dans l’orbite du trou noir. » Ils se trouvaient dans le laboratoire, que les Pèlerins avaient mis en conditions de quarantaine. On leur avait fait revêtir une blouse blanche. Xavier avait dû enfiler un bracelet semblable à celui de Jana. Une équipe de biologistes réduite à cinq Pèlerins s’occupait d’eux, dirigée par un mandarin d’une cinquantaine d’années que Xavier n’avait jamais vu auparavant. Dès qu’ils avaient franchi l’enceinte du laboratoire, l’homme avait ordonné de les séparer. Xavier s’était révolté :
« Si Jana est infectieuse, je suis déjà contaminé. Alors fichez-moi la paix ! »
L’homme avait renouvelé ses objections avec la voix lénifiante d’un médecin s’adressant à un patient récalcitrant. Xavier avait cru qu’il allait en venir aux mains. Valrin avait alors surgi :
« Laissez-le avec Jana, Salmone. C’est ce que stipulait l’accord que nous avons passé avec vous.
— Mais…
— Vous ne voudriez pas remettre cet accord en question, n’est-ce pas ?
— Il faut que j’en réfère à mes supérieurs.
— Référez autant qu’il vous plaira. En attendant, ils restent ensemble. »
Les Pèlerins avaient cédé de mauvaise grâce.
À présent, ils étaient dans une chambre pourvue de deux lits d’examen truffés de scanners. Une glace sans tain couvrait l’un des murs.
« Je l’ai toujours su, dit Jana. Tout s’est passé exactement comme lors de ma première infection. Je suis revenue dans l’orbite du trou noir. »
Xavier essayait vainement de raisonner. L’univers s’était fracturé sous ses yeux. Il aurait voulu protester, lui assurer que rien n’avait été écrit à l’avance. Mais il avait lui-même l’obscure conviction que, quoi qu’il fasse, sa vie avec Jana allait à son terme.
La journée du lendemain n’apporta aucun changement notable. Jana était fatiguée, mais cela pouvait être mis sur le compte des deux semaines de labeur qu’elle venait de passer. Valrin vint les voir. L’équipe de Salmone était en train d’analyser des corpuscules trouvés dans le sang de Jana.
Le surlendemain, Salmone entra dans la chambre, suivi par ses collaborateurs et par Valrin. Xavier tâcha de déchiffrer leur expression. Ils n’avaient pas l’air inquiets. Au contraire, toute leur attitude suggérait le contentement.
« Quel est votre diagnostic ? demanda Jana à brûle-pourpoint.
— D’abord, dit Salmone de sa voix lénifiante, sachez que vous êtes en excellente santé…
— Épargnez-moi ce discours. Qu’avez-vous découvert ? »
Pris de court, Salmone déclara d’un ton plus dur :
« Vous produisez des plasmides, du moins ce qui s’en rapproche le plus du point de vue moléculaire. Vous comprenez de quoi il s’agit ?
— Cela a fait jadis partie de mon travail », répliqua Jana avec tout le mépris dont elle était capable.
Salmone cligna brièvement des yeux, embarrassé.
Xavier savait lui aussi parfaitement ce qu’étaient les plasmides : des molécules d’ADN circulaires produites par la cellule et capables d’autoreproduction. Il en avait utilisé couramment en tant que vecteurs de clonage, car ils contenaient un ou plusieurs gènes.
Jana produit des plasmides. La relique vangke a bien déclenché en elle des processus à l’intérieur de ses cellules infectées.
« Quelles sont leurs caractéristiques ? demanda-t-il d’une voix blanche.
— Ils sont assez petits, quelques centaines de milliers de paires de bases, et formés exclusivement du pseudo-ADN qui a affecté Jana. Leurs brins forment des boucles fermées, sans extrémité libre, comme la plupart des plasmides. C’est pourquoi on leur a donné ce nom, mais on ignore s’ils ont des fonctions virales, toxiques ou cataboliques. À mon avis, il n’y a aucune chance pour ces trois possibilités, car, jusqu’aux plasmides, ils n’ont eu aucune incidence notoire sur le fonctionnement ou la réplication des cellules-hôtes : leur génome est resté parfaitement stable, aucun cancer ne s’est développé.
— Et alors ? Quelles sont vos conclusions ?
— Les séquences de nucléotides vangkes semblent être des versions simplifiées de celles de l’ADN-V. »
Xavier lança un regard soulagé vers Jana. Il avait envie de la prendre dans ses bras. Elle n’était pas dangereuse pour autrui ni pour elle-même, car aucun symptôme ne l’avait affectée. Du moins jusqu’à maintenant. Valrin enchaîna :
« Dans ce cas, à quoi servent-ils ? »
Les yeux de Salmone s’illuminèrent.
« Pendant cinq ans, nous avons vainement tenté de déchiffrer le contenu de l’ADN-V. Nous n’avons rien trouvé car ce n’était pas le message. Le message que nous attendions nous est enfin délivré.
— Le message ?
— La Clé. »
Ce qui explique votre air triomphant de tout à l’heure, songea Xavier.
« Vous avez dit que les plasmides étaient constitués des mêmes bases que l’ADN-V, objecta aussitôt Valrin.
— Oui, mais pas dans cet ordre. L’ADN-V n’est qu’un programme intermédiaire. Sans l’appariement à un ADN humain – celui de Jana en l’occurrence –, il ne signifie rien. Le résultat de ce programme est la production des plasmides après une seconde exposition à la source. Ce sont eux qui contiennent la Clé.
— Une cellule mise en culture aurait suffi.
— En effet. Les Vangk ont peut-être présumé de notre intelligence. Ils ont pensé que nous comprendrions leur démarche. Ou bien ils l’ont fait sciemment, en gravant leur message dans les tréfonds de notre chair. Si c’est le cas, les symptômes dont a souffert Jana n’ont été qu’un signal d’alarme, un indicateur que le message était en cours d’instruction.
— Pourquoi les Vangk n’ont-ils pas écrit votre fameux message sur les multiples artefacts qu’ils ont laissés à travers l’univers au lieu d’emprunter des moyens aussi tortueux ? » insista Xavier.
Un sourire froid fendit le visage de Salmone.
« Ce qui est tortueux pour vous, qui ne voyez pas, est clair pour moi : l’accession à la vraie connaissance n’est pas un chemin facile. En gravant leur message dans le fondement de notre nature, les Vangk ont indiqué clairement que l’humanité est l’espèce qu’ils ont élue ; en chiffrant leur message, ils mettent notre raison à l’épreuve. Les IA que nous avons embarquées dans l’ordinateur du Vasimar sont déjà au travail pour élucider le code des plasmides. »
Cela ne manquait pas de logique, réfléchit Xavier : tout comme celle des théologiens des âges sombres, sur le Berceau de jadis, qui voulaient démontrer que l’univers avait le Berceau pour centre.
Une inquiétude plus immédiate le taraudait.
« Combien de temps Jana va-t-elle produire des plasmides ? » interrogea-t-il.
Salmone se mordilla la lèvre.
« Le temps d’épuiser les réserves d’éléments de troisième période stockées dans ses cellules. Elles sont très faibles, par conséquent tout devrait être rentré dans l’ordre dans quelques heures.
— Dans ce cas, son rôle s’achève ici », déclara Xavier d’un ton raffermi.
Salmone détourna les yeux de Jana puis prononça d’une voix sentencieuse :
« Pour nous, Jana restera toujours la première à avoir été touchée par la grâce des Vangk.
— Même si elle ne partage pas vos croyances ?
— Cela n’a rien à voir. Jana, je vous déconseille d’aller vous mêler aux autres passagers avant une bonne semaine. Nous veillerons sur vous en attendant. »
Elle se contenta de hocher la tête. Xavier comprit combien elle était lasse. Il demanda à Valrin de les raccompagner à leurs quartiers.
Elle dormait douze heures par nuit. Chaque jour, elle avait droit à une visite matinale de Salmone. Le Pèlerin confirma l’arrêt des émissions de pseudo-plasmides par son organisme. Du reste, il avait achevé l’analyse : contrairement aux plasmides, les corpuscules génétiques émis par Jana n’avaient aucun pouvoir d’autoréplication, même injectés dans une cellule vivante. Ils étaient inactifs. Il s’agissait bien d’une simple suite de bases.
Un matin, Salmone ne vint pas. Xavier se renseigna par la messagerie du vaisseau. Celle-ci lui indiqua que le révérend était indisponible depuis la veille : il était retenu par une instance extraordinaire qui réunissait tous ses pairs. Xavier laissa un mot, lui demandant de le rappeler dès qu’il serait libre. Puis il alla réveiller Jana qui dormait encore.
« Qu’y a-t-il ? bâilla-t-elle en étirant voluptueusement ses bras.
— Il se passe quelque chose.
— Quoi ?
— Les chefs des Pèlerins sont réunis, sans doute depuis cette nuit. »
Jana s’arrêta en plein bâillement. Elle se prit la tête entre les mains en grimaçant.
« Ils ont trouvé, n’est-ce pas ?
— Trouvé ? »
Elle se pinça rageusement l’avant-bras comme pour en extirper les derniers plasmides qui pouvaient s’y nicher.
« Oh, bon Dieu, Xavier ! Tu ne réalises pas ? Tu as deviné pourtant, sinon tu ne m’aurais pas réveillée. Leurs saloperies d’IA ont déchiffré les pseudo-plasmides.
— Ils ne savent même pas quoi chercher…
— Ils te l’ont dit : ils cherchent la Clé, la vitesse de transfert qui leur permettra de franchir le passage vers le monde des Vangk ! Et peut-être viennent-ils de la trouver. »
Xavier la fixa, ne comprenant pas pour quelle raison elle se mettait dans un état pareil. Ce qui se passait ne les concernait plus.
Mais, au fond, il savait qu’il n’en était rien. Quoi qu’il arrive, ils étaient les premiers concernés.
Tout à coup, l’écran mural émit un son de cloche assourdi, indiquant que quelqu’un cherchait à les joindre. Xavier demanda à une fenêtre vidéo de s’ouvrir.
C’était Salmone. Avant même qu’il n’ait ouvert la bouche, Xavier sut qu’ils avaient réussi.
Son regard se mit en quête de Jana.
Quand il la trouva, le sien le traversa comme s’il n’existait déjà plus.